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LE LOUIS XV

La décoration navale, Jean Bérain


1 - UNE MAQUETTE DE MUSÉE UNIQUE AU MONDE

Le Louis XV n'a jamais été un vaisseau. C'est une maquette exposée au musée de la Marine de Paris et, sans aucun doute, l'une des plus belles, avec une décoration de poupe somptueuse que l'on retrouve dans maints ouvrages traitant de l'art naval au Grand Siècle.
Les historiens ne sont pas unanimes sur les conditions qui ont conduit à sa réalisation. De par son architecture générale, on pense que le modèle date de la fin du XVIIe siècle. Selon les sources les plus sérieuses, il aurait été destiné aux «leçons de marine» du Dauphin, petit-fils de Louis XIV et mort à trente ans en 1712. A la mort de Louis XIV, en 1715, c'est son arrière-petit-fils, Louis XV, qui monte sur le trône. Il a cinq ans. Philippe d'Orléans, neveu du roi défunt, assure la régence. Dans ces conditions, il est naturel de penser que le Louis XV a servi à initier le tout jeune roi aux affaires de la marine. La maquette est un vaisseau à trois-ponts de 112 canons, percé de 15 sabords à la batterie basse : c'est le nombre maximal d'ouvertures que l'on trouve sur les Trois-Ponts à cette époque. Seul le Royal Louis lancé en 1692 en avait autant. Le Louis XV est aussi le seul modèle concernant la Marine de Louis XIV et construit sous son règne.

Si le Louis XV est très connu parmi les passionnés de vaisseaux historiques, c'est évidemment pour son extraordinaire décor de poupe, conforme en tous points à ceux qui ornaient les vaisseaux de haut rang de la Marine française dans la dernière décennie du XVIIe siècle.
Le tableau de poupe représente le roi Louis XV sous les traits d'un général romain, au milieu d'un décor de trophées militaires. Il s'avance, un glaive à la main, en enjambant ses ennemis défaits. Juste au-dessus, Neptune, à tribord, et Thetys, à bâbord, veillent sur le souverain. La figure de proue reprend le thème du général romain.

Dans les chantiers navals, la construction de poupes aussi somptueuses coûtait très cher et durait longtemps. Il arrivait que les délais impartis pour l'achèvement des vaisseaux soient dépassés à cause des contraintes liées à la sculpture des éléments de poupe ; les directeurs des arsenaux s'en plaignaient. Les architectes du Louis XV savaient que leur œuvre ne deviendrait jamais un vrai navire. C'est pourquoi il est compréhensible qu'ils aient donné libre cours à leur imagination et à leur talent pour la conception de ce fastueux décor.

2 - LES DÉBUTS DE LA DÉCORATION NAVALE DANS LA MARINE FRANÇAISE

L'art des décorations navales sous l'Ancien Régime constitue un chapitre entier de l'architecture navale française. L’abondance des sculptures sur la poupe des navires de la Royale est unique dans l'histoire de l'Europe.
Les principales puissances navales européennes (Angleterre, France, Espagne, Provinces-Unies) sont entrées de plain-pied dans l'âge d'or de la sculpture navale dès 1630, mais c'est la France, sous l'impulsion de Jean-Baptiste Colbert, qui l'a poussée à son paroxysme et le plus longtemps.
Dès qu'il fut nommé secrétaire d'Etat à la Marine en 1669, Colbert envoya aux directeurs des différents arsenaux du royaume des ordres très stricts : les poupes et les proues des vaisseaux de Sa Majesté devaient être luxueuses et imposantes pour honorer la grandeur du Roi, le plus puissant souverain d'Occident à cette époque. «Il n'y a rien qui frappe tant les yeux, ni marque tant la magnificence du Roi que de bien orner les vaisseaux comme les plus beaux qui aient encore paru à la mer», écrivit-il. Colbert imposa une centralisation parisienne où seule l'Académie royale de Peinture et de Sculpture pouvait définir les règles du bon goût et de l'expression artistique. Poupes et proues se virent ornées de divinités de l'Olympe, d'animaux symboliques (cygnes, lions) généralement en rapport avec le nom du navire, celui-ci illustrant l'une des qualités - naturellement fort nombreuses - que l'on attribuait au monarque. ll fallait bien sûr des dizaines de sculpteurs pour venir à bout de ces véritables monuments artistiques, ce qui ralentissait la construction des vaisseaux et coûtait fort cher.
Avec le règlement du 13 septembre 1673, la grandiloquence fut abandonnée : les grandes figures sont supprimées ; les jardins (galeries de côtés qui prolongent les galeries de poupe) sont délaissés au profit des bouteilles (superstructures de peu de saillie collées à la muraille). Un peu de liberté est introduite : Paris édicte les principes, les maîtres sculpteurs des ports proposent et le ministère approuve ou non.
Ainsi, de 1673 à 1687, la décoration s'allège ; les motifs allégoriques se concentrent dans la figure de proue et sur le tableau de poupe.

3 - L'ART BAROQUE DE JEAN BÉRAIN

A la mort de Colbert (1683), Charles Le Brun, premier directeur de l'Académie, tomba en disgrâce. Ce fut un fils d'arquebusier, Jean Bérain, qui reçut la charge de définir ce qui serait le nouveau type de décoration navale. De fait, l'art baroque qu'il inaugura allait s'imposer pendant un demi-siècle. Désormais, les motifs issus du monde végétal et marin allaient se multiplier : lauriers ou palmes affichés en cartouches, en coquilles, sous forme d'arabesques ; introduction de personnages fabuleux tirés de la Renaissance italienne et française : chimères, dryades, satyres, etc. Le tout s'inscrivant dans une disposition de poupe (symétrie et proportions) rigoureusement agencée.
Ces principes demeurèrent quasi inchangés jusque vers les années 1750 (en dépit de l'irruption de l'art rocaille sous Louis XV). A cette époque, l'art du décor naval était devenu purement régional : sculpteurs et peintres des arsenaux créaient eux-mêmes leurs motifs sans suivre aucune directive de Paris.

4 - VERS LA STANDARDISATION

Lors des vingt années suivantes, l'art naval français va être marqué par le rejet du style rocaille et un retour au classicisme. La simplification s'accélère avec, en 1762, la suppression des dunettes et, par voie de conséquence, la diminution importante de la surface du tableau de poupe. A la proue, le lion se répand ; une uniformisation timide commence, initiée par des soucis de coût, de temps et des considérations tactiques : il faut empêcher les Anglais d'identifier trop facilement les navires lors des rencontres en mer...
Enfin, au lendemain de la guerre d'Amérique, sous la direction du chevalier de Borda, la Marine française adopte des plans types pour chaque vaisseau (74, 80 ou 118 canons). Cette standardisation concerne aussi les décors qui sont désormais très sobres. Le cintre en fer à cheval s'impose sur le couronnement de poupe.

5 - LES AUTRES NATIONS EUROPÉENNES

Les Anglais abandonnèrent les grandes sculptures à la poupe dans les dernières décennies du XVIIe siècle. Vers 1720-1730, ils simplifièrent les décorations navales en adoptant une architecture assez frustre, des motifs sobres, avec des bouteilles réduites à leur plus simple expression. Les poupes en devinrent presque identiques dans leur dépouillement. Celle du Victory, vaisseau lancé en 1769 et navire amiral de Nelson à la bataille de Trafalgar, en est restée une illustration célèbre.
En fait - et les documents historiques sont formels -, si la France abandonna en 1673 la grandiloquence de ses poupes, c'était avant tout pour ne pas subir les sarcasmes des marins anglais lorsque sa flotte, à l'occasion de la guerre de Hollande, entrerait dans la Manche... Ainsi, Angleterre et Hollande, que la splendeur des vaisseaux du roi devait éblouir, servirent de modèles.
Les Espagnols simplifièrent aussi les décors de poupe dans le cours du XVIIIe siècle. Comme les Anglais, ils standardisèrent leur figure de proue en adoptant le lion.


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